C’est la rentrée : renoncez au wou-wei

La rentrée est là . Il va falloir mettre un terme au Wou-wei, l’art de ne rien faire. Et ré-ouvrir nos agendas griffonnés. Voici une douce (r)entrée en matière avec Roland Barthes.

« La constatation, menue mais souvent répétée, qu’il faut toujours lutter, dans la vie, pour les plus petites choses (les grands conflits, on ne parle que de ça); c’est fou le nombre de menus efforts imposés par la vie dans une journée des plus ordinaires : parquer l’auto, il faut lutter ; trouver une place au restaurant, il faut lutter ; sortir le portefeuille de la poche-revolver, il se bloque par ses coins, boutonner un bouton. Prenez l’envers (ou l’endroit) de ces luttes, vous aurez une civilisation idyllique et non plus héroïque ; soit absolument aristocratique, soit absolument « ascétique » : sans autos, sans boutons (des robes, rien que des robes), sans portefeuilles, sans poches, sans revolvers ! Une Civilisation du glissement ? Et tout «glisserait» ? Du même ordre, où tel matin d’été à  Paris, regardant les pages à venir de mon Agenda : aise, libération, jubilation, sentiment d’une vérité de vie, parce qu’elles sont rigoureusement vides : pas un rendez-vous, pas une tâche extérieure c’est le Wou-wei inespéré (cela dit : pour quoi faire ? Justement : pour rien). »

Ce Wou-wei : absolument in-social ; c’est-à-dire qu’on ne peut le faire entendre, ou plus prosaïquement : il ne peut servir de raison, d’excuse; une jambe cassée est valable pour refuser une invitation, pas le désir de Wou-wei. Dans mon village, cet été, une invitation à dîner : je suis piégé, car là , je n’ai aucune excuse à ma disposition, on sait que je ne suis « pris » par aucun rendez-vous. Je bafouille car je ne sais comment expliquer, sans blesser, qu’ici mon désir est d’être comme un tas, qui ne bouge pas : m’affaisser, m’étaler, et comme m’incruster, dans la maison ou dans la campagne; être une essence d’inactivité, soustrait à cette chose terrifiante (selon cette Philosophie) : l’initiative (peur que j’ai des « être l’initiative »).

Ce sentiment a pris un soir une forme « romantique » (parce qu’il s’est lié à la « Nature ») : le soir du 14 juillet, après le dîner, tour en auto dans la campagne; sur un chemin de hauteur, qui va seulement à une ferme (entre Urt et Bardos), nous arrêtons l’auto et nous descendons; nous sommes entourés d’un paysage vallonné, vers l’Adour d’un côté, au loin, et de l’autre vers les Pyrénées; l’air était absolument paisible, inerte même : pas un bruit, quelques fermes blanches et brunes piquées au loin, à la Basque (sans terrorisme !), une odeur de foin coupé. J’ai croisé les bras, et j’ai regardé. Mais ce n’était pas pour dire comme Rastignac devant Paris : « A nous deux ! » Je vivais au contraire une sorte de point zéro du désir; tout en moi était aussi étale que le paysage : force, splendeur, vérité aussi souveraine que le Vouloir-Ecrire.

Moins « romantique », plus « conceptuel », parce que urbain : ce que j »appellerai « le fantasme du 15 août à Paris » : Journée Vide, Fête du Vide, de la Déshérence ; sommet de l’été social (non climatique) ; le lendemain, ça va redescendre (vers la grégarité) ; les rues désertes comme dans une guerre, le silence et cette année, le gris, le pluvieux, les trottoirs vides d’autos (plus important que la baisse de la circulation) ; j’ai senti le 15 août comme la vraie charnière de deux années; jour neutre, tampon, blanc, partage des eaux, cime désertes : Journée singulière de la Déshérence, Fête du Wou-wei . »

Roland Barthes, « La préparation du Roman », cours au Collège de France, séance du 15 décembre 1979, Editions du Seuil.